Voilà plusieurs années qu’ils suscitent notre admiration et que nous nous passionnons pour leurs expéditions en Arctique.
Ils sont les premiers à avoir forcé les glaces du Passage du Nord-Est, en 2002, à bord d’un voilier.
Depuis une décennie, France Pinczon du Sel et Eric Brossier vivent au rythme de la banquise Arctique à bord de Vagabond, tantôt sillonnant les mers du pôle tantôt prisonnier des glaces 10 mois durant.
Vagabond est un voilier d’expédition conçu pour naviguer dans les glaces. Depuis 1999, il est un support logistique unique en son genre, un camp de base itinérant pour scientifiques, sportifs ou artistes, passionnés par les régions polaires.
Retour sur l’histoire de Vagabond et de ses quatre équipiers, France, Eric et leurs filles Léonie et Aurore.
Dans les années 1990, alors qu’il est prospecteur géophysicien et ingénieur en génie océanique, Eric commence à s’intéresser aux régions polaires. En 1999, il se lance à la recherche d’un voilier capable d’emmener des scientifiques et des aventuriers dans les régions les plus reculées de l’Arctique, à la rencontre de montagnes et de fjords inconnus, de villages isolés : ce sera Vagabond.
Il rencontre France au Salon Nautique de Paris en décembre 1999. France est spécialiste en design naval, passionnée par l’aquarelle, et navigatrice.
Après deux premières expéditions réussies en 2000 et 2001 sur la côte Est du Groenland dans la région de Tasiilaq, ils accomplissent le tour de l’Arctique du 12 mai 2002 au 13 octobre 2003 via les Passages du Nord-Est et du Nord-Ouest. L’enchaînement de ces deux passages mythiques, chacun franchi sans hivernage, sans l’aide d’un brise-glace, est une première dans l’histoire de la navigation.
L’aventure à bord de Vagabond ne s’arrête pas là. De 2004 à 2009, le voilier s’est laissé prendre dans les glaces pendant cinq hivers consécutifs sur la côte Est du Spitzberg dans le Storfjord afin de permettre notamment la réalisation de mesures scientifiques pour plusieurs programmes internationaux sur le climat, la banquise et les courants, notamment le programme Damocles.
En septembre 2010, Borge Ousland (1) demande à Eric de faire partie de son équipage à bord de The Northern Passage, de Cambridge Bay à Pond Inlet, la partie la plus délicate du Passage du Nord-Ouest. Le trimaran accomplit le tour de l’Arctique en voilier en une seule saison. L’exploit est inédit.
Depuis 2011, France et Eric alternent navigations et hivernages le long de la côte Ouest du Groenland et du Nunavut au Canada.
Entretien avec des aventuriers hors du commun, en direct de Grise Fiord sur l’île d’Ellesmere, où ils ont jeté l’ancre pour l’hiver 2012-2013 – le village le plus au Nord du Nunavut et un des endroits les plus froids de la planète.
Comment est née votre passion pour les régions polaires ?
De 1993 à 1995, j’étais responsable de l’observatoire de Magnétisme et de Sismologie des Iles Kerguelen, dans les Terres Australes et Antarctiques Françaises, pour l’Institut de Physique du Globe de Strasbourg. C’est à cette époque que j’ai commencé à m’intéresser à ces régions et qu’est née mon envie d’acquérir un voilier qui serait le support logistique d’expéditions polaires. Notamment lorsque je suis monté à bord de La Curieuse, un chalutier aménagé pour le travail des scientifiques en hivernage.
J’ai ensuite acquis Vagabond en 1999. Au départ, nous nous sentions bien dans ces régions, puis notre intérêt pour l’Arctique est devenu de plus en plus fort, au fur et à mesure de nos expéditions, de notre familiarisation à notre activité, à l’environnement polaire. La magie du Grand Nord opérait. Nous comprenions alors la puissance de son pouvoir de séduction. Une fois que le concept de support logistique dans les régions polaires fut validé, nous avons eu de plus en plus de possibilités, d’opportunités et de sollicitations. Nous avons vécu de plus en plus d’expériences. Au point de prendre vraiment goût à notre mode de vie, à l’Arctique, aux cultures que l’on y côtoie.
Pourquoi vouliez-vous franchir le Passage du Nord-Est en 2002 ? Etait-ce un défi sportif ?
Nous n’avions pas pour objectif de faire une première. Lorsque nous avons décidé de franchir le Passage du Nord-Est, je n’avais pas perçu ce que cela représentait, ni toutes les difficultés de la tâche ni l’ampleur du défi que nous nous lancions.
A cette époque, nous venions de terminer deux navigations le long de la côte Est du Groenland de juin à octobre 2000 puis de juin à octobre 2001, durant lesquelles nous avons travaillé pour l’Institut polaire français Paul Emile Victor et assuré la logistique d’expéditions d’alpinisme et de kayak de mer. Nous venions de valider notre projet de faire de Vagabond une base itinérante pour des expéditions polaires. C’était vraiment notre idée initiale. Nous ne pensions pas du tout, à ce moment-là, que nous pourrions être les auteurs d’un exploit polaire inédit.
Je souhaitais également retourner au Japon où je suis né. C’est ce qui m’a guidé vers le Passage du Nord-Est. J’y pensais avant même de connaître Vagabond. C’était tout simplement la route la plus courte et l’occasion de parcourir la moitié la moins connue de l’Arctique.
Nous avons sauté le pas en 2002. Forts de nos deux expéditions au Groenland, nous commencions à bien connaître Vagabond. Nous étions prêts pour le Passage du Nord-Est.
Quel hivernage avez-vous préféré ?
Nous avons hiverné de nombreuses fois : au Kamtchaka en 2003 entre les deux Passages, dans la baie d’Inglefield au Spitzberg de 2004 à 2009, dans le fjord du Cap Sud de l’île d’Ellesmere à une cinquantaine de kilomètres de Grise Fiord en 2011-2012 et à Grise Fiord cette année. Tous ces hivernages ont été très différents. Même les cinq hivernages au Spitzberg n’étaient pas identiques !
A Grise Fiord, on est en contact permanent avec la population comme c’était le cas en Russie en 2003. Ceci étant, nous hivernions près d’une ville au Kamtchaka alors qu’ici, Grise Fiord abrite une petite communauté de 140 Inuits.
Nous sommes nostalgiques de la pleine nature. Cependant, il y a d’autres avantages à notre hivernage au cœur de Grise Fiord. Léonie peut ainsi aller à l’école. Et nous faisons beaucoup de rencontres. Nous avons créé des contacts rapidement et même des liens d’amitié. Lorsque nous étions à cinquante kilomètres du village l’année dernière, nous avions aussi des visites de temps en temps et participions déjà aux événements comme les fêtes de Noël ou les compétitions de pêche.
Les populations isolées en Arctique connaissent un quotidien si différent du nôtre qu’il faut du temps pour l’apprécier. Ils ont un regard sur l’Arctique très différent du nôtre, même si nous avons passé plus de douze ans dans ces régions. Cet hivernage nous permet de connaître un peu mieux ces populations.
Préférez-vous les périodes d’hivernage ou de navigation ?
Nous aimons bien les deux. Les saisons sont très marquées. Ce que nous apprécions l’hiver, c’est que le bateau devient notre maison. Nous pouvons consacrer tout notre temps aux manipulations scientifiques pour lesquelles nous nous sommes engagées, aux amis, à la famille, à la nature. L’été, la navigation vient s’ajouter aux travaux scientifiques. La navigation requiert beaucoup de temps et d’attention ce qui nous laisse moins de temps pour les autres activités. Parfois, on se dit : « vivement l’hiver ». Et pourtant, l’été ne dure que deux mois ! La débâcle n’a lieu qu’en juillet. Nous retrouvons l’eau libre que mi-juillet.
Quand recevez-vous des visiteurs à bord de Vagabond ?
Les scientifiques ne viennent généralement pas pendant la nuit polaire. Nous sommes généralement coupés du monde d’octobre à décembre/janvier car c’est la période pendant laquelle la banquise se forme, les déplacements sont difficiles. Les scientifiques arrivent mi-février jusqu’au mois de mai au plus tard. Le reste du temps, nous sommes seuls et les scientifiques nous confient des manipulations et observations à effectuer.
Revenez-vous parfois en France ?
Oui, nous rentrons généralement d’octobre à décembre. Nous sommes rentrés en France d’octobre à décembre dernier, par exemple. Nous devrions rentrer à nouveau au mois d’octobre cette année.
Durant notre hivernage au Spitzberg, nous sommes rentrés en France pendant quatre automnes consécutifs.
Lorsque nous rentrons en France, nous confions le voilier à d’autres personnes motivées pour nous remplacer. Cette année, nous l’avions confié à un Inuit du village de Grise Fiord. C’était assez simple pour lui car nous sommes à terre cette année, nous ne sommes pas pris dans les glaces. Son rôle consistait principalement à maintenir le chauffage afin que tout ne gèle pas à l’intérieur du bateau. Je pense naturellement toujours au bateau lorsque je suis en France.
Comment faites-vous lorsque le voilier doit être réparé ?
Lorsque nous étions au Spitzberg, on faisait une révision complète du voilier pendant trois semaines chaque année à la base scientifique de Ny-Alesund.
En 2011, le voilier était en France, en gros chantier.
Le reste du temps, on effectue les petites réparations, l’entretien courant, du type peintures, etc., en juin car les températures sont positives, le bateau est sec, il n’y a plus de neige, la banquise finit de se fracturer et on ne navigue pas encore.
Vous avez vu des milliers d’ours. Les ours blancs sont-ils réellement dangereux pour l’homme ?
Il y a autant de comportements que d’individus.
Ils se nourrissent de phoques et ne sont donc pas attirés par les hommes. Ceci étant, il est possible de rencontrer certains ours, souvent les plus jeunes, qui peuvent être de mauvais chasseurs ou qui vont être plus curieux, plus téméraires.
Ils n’ont pas de prédateurs donc ils n’ont peur de rien. Ils peuvent donner un coup de patte par surprise ou par simple curiosité. Cela ne veut pas dire qu’ils vont nous agresser. Mais ils ont une telle force qu’il vaut mieux éviter le contact physique avec eux. Un seul coup de patte d’un animal de 700 kilos peut être mortel pour nous. Il ne faut surtout pas laisser les ours nous approcher de trop près. C’est plus leur curiosité qui est dangereuse que leur besoin de se nourrir.
En ce qui nous concerne, nous n’avons jamais été attaqués. Une ou deux fois, des ours ont couru vers nous, par curiosité. Et un de nos chiens a été tué par un ours.
Lorsque je fais des manipulations scientifiques, je regarde toujours autour de moi. Je suis généralement seul. Les chiens ne viennent pas avec moi pour les longues manipulations. Il faut être très vigilant.
Où passerez-vous l’été 2013 ?
Nous naviguerons sur la côte Ouest du Groenland. Nous naviguons généralement dans des eaux proches du lieu d’hivernage, sauf en 2005, où nous avons navigué avec des scientifiques le long de la côte Est du Groenland alors que nous hivernions au Spitzberg.
Et quel sera le lieu du prochain hivernage ?
Nous allons essayer de trouver un compromis par rapport à cet hiver. Même si nous aimons être isolés, nous chercherons à nouveau un lieu d’hivernage près d’un village pour que Léonie puisse aller à l’école. Ce sera soit Grise Fiord soit un village Groenlandais. Ceci étant, nous essayerons d’être un peu plus loin du village que cette année.
Auriez-vous envie de naviguer en Antarctique ?
Cela ne nous déplairait pas. Il nous faudrait un projet pour y aller. Nous avons déjà eu quelques pistes mais rien ne s’est concrétisé.
Nous y sommes déjà allés avant de nous connaître. En 1997, France a navigué depuis le Havre jusqu’à la péninsule Antarctique. Elle est partie avec des alpinistes. Pour ma part, j’ai passé l’année 1994 dans les Iles Kerguelen dans le cadre de mon activité professionnelle.
Nous apprécions particulièrement le fait de pouvoir échanger avec la population lors de nos navigations ou hivernages, et cela nous manquerait certainement en Antarctique.
Quel est votre modèle d’explorateur ?
Fridtjof Nansen (2). Il a su fédérer des groupes pendant plusieurs hivernages dans des conditions incroyables. J’aime bien l’esprit de ce qu’il a entrepris. Il est persévérant. Il a fait de nombreuses observations utiles à la science. Il n’a pas exploré les régions polaires uniquement pour repousser les limites du corps, pour le challenge sportif, comme d’autres aventuriers ont pu le faire. Ses expéditions avaient aussi pour objectif de faire avancer la science, et c’est ce qui me touche plus particulièrement.
La vie de France et Eric est si riche, leurs expériences si variées, qu’il est difficile de résumer leurs aventures en quelques mots sur cette page. Pour en savoir plus, nous vous invitons à les suivre sur leur site internet : http://vagabond.fr/index.fr ou à visionner le dernier documentaire diffusé au sujet de leur hivernage 2011-2012, Sur le grand océan blanc.
La “Mission Arctique 2011-2014″ actuellement menée par France et Eric à bord de Vagabond est soutenue par la FEP : http://www.proprete-services-associes.com/
(1) Explorateur polaire norvégien. Le 23 mars 2006, Børge Ousland et Mike Horn sont les premières personnes à atteindre le Pôle Nord pendant la nuit polaire.
(2) Fridtjof Nansen est un explorateur polaire, scientifique, homme d’Etat, diplomate norvégien. En 1888, il achève la première traversée du Groenland à ski. Entre 1893 et 1896, il mène l’expédition Fram dans l’océan Arctique à bord du navire Fram. Nansen et son équipage ont tenté d’atteindre le pôle Nord en utilisant la dérive de la banquise créée par le courant marin de l’océan Arctique. Après deux hivernages et de longs mois d’une dérive erratique, le navire s’est rapproché du pôle, mais pas assez rapidement au goût de Nansen. Il décide alors de se lancer à la conquête du pôle Nord en traîneau à chien et à ski, en compagnie de Hjalmar Johansen. En mars 1895, ils quittent le navire qui est laissé sous le commandement d’Otto Sverdrup. Nansen et Johansen n’atteignent pas le pôle mais réussissent à se porter jusqu’à une latitude de 86° 13′ 6″ N, le point le plus au nord jamais atteint jusqu’alors.
Entretien réalisé par Runners to the Pole en mars 2013.