Go as far as you can see, when you get there you’ll be able to see farther. I Thomas Carlyle
Rares sont ceux qui ont déjà plongé dans les eaux glaciales du Groenland, à plus forte raison sur la côte Est, la plus sauvage et la plus hostile. C’est le défi qu’ont brillamment réussi en juillet dernier quatre athlètes handisport du Club Sportif Bourgoin-Jallieu, Eve Leroy, Didier Coront, Bernard Jaillet et Rudi Vandenabbeele, partis explorer pendant une dizaine de jours les icebergs du fjord Sermelik. Un rêve qui pouvait sembler fou. Un rêve dont ils ont fait leur réalité. Un succès de plus pour ce club qui n’a de cesse de voir toujours plus haut, toujours plus loin.
Nous avons rencontré la féminine de l’expédition, Eve Leroy, 26 ans. Des projets, Eve en a toujours beaucoup. Et, elle n’est pas du genre à se laisser impressionner, alors quand son club lui a proposé de partir plonger au Groenland, elle n’a pas hésité une seconde pour accepter de faire partie de l’équipe.
Un défi physique pour cette jeune aventurière, un défi humain pour elle qui veut prouver qu’en équipe l’impossible n’existe pas, un défi sur-mesure pour cette passionnée de grands espaces en troisième année de doctorat sur les changements climatiques en montagne.
Rencontre avec une femme sportive, extrêmement déterminée, à l’énergie débordante, rencontre avec une athlète au grand cœur, rencontre avec Eve Leroy.
Comment est né votre projet d’aller plonger au Groenland ?
Maryse Maulin, membre du comité directeur du Club Sportif Handisport de Bourgoin-Jallieu, est à l’initiative de ce beau projet. Elle a rencontré Vincent Dufour, guide polaire, lors d’une expédition en Islande. Elle a appris qu’il allait plonger sous glace au Groenland durant l’été 2012. Elle a immédiatement pensé que ce serait un beau challenge que les athlètes du club pourraient tenter de relever. Elle nous a toujours poussés à nous dépasser, à viser plus haut, à faire beaucoup de sport, à relever des défis fous. L’idée a continué de mûrir dans sa tête à son retour d’Islande. Elle en a parlé d’abord à Rudi Vandenabbeele, l’un des fondateurs du club, et actuellement trésorier, afin de déterminer avec lui une liste de quatre personnes dont une féminine qui pourraient relever un tel défi. Rudi m’a contactée. J’ai dit oui tout de suite sans aucune hésitation. Une fois l’équipe constituée, en novembre 2012, elle a recontacté Vincent pour lui indiquer que quatre athlètes du club souhaitaient partir plonger avec lui au Groenland durant l’été 2013. Etant donné la très forte motivation de Maryse, Vincent a accepté de repartir une seconde fois sous les glaces du Groenland pour encadrer quatre athlètes du club handisport. Le projet était lancé. En neuf mois seulement, Maryse a accompli un boulot énorme pour trouver l’intégralité du financement et le matériel.
Comment vous êtes-vous entraînés pour affronter les eaux froides du Groenland ?
Nous avions déjà, tous les quatre, une expérience de la plongée, certes plus ou moins importante, et plus ou moins lointaine. J’ai été membre d’un club de plongée pendant plusieurs années. Cela nous a aidés à appréhender les premières séances en piscine.
Autant le projet était un peu fou, autant notre plan d’entraînement était très rigoureux pour limiter les risques. Nous avions des paliers à passer à chaque séance. Si l’un d’entre nous n’avait pas validé chaque palier, il ne serait pas parti au Groenland.
Nous avons fait des entraînements en piscine, deux ou trois en combinaison classique, puis quelques uns en combinaison étanche. La plongée en combinaison étanche est plus difficile car l’air circule dans la combi ce qui a tendance à nous déséquilibrer.
Nous avons ensuite fait trois entraînements en milieu naturel, qui ont nécessité un support logistique beaucoup plus important. Nous avons fait deux entraînements au lac du Bourget dans une eau entre 6°C et 10°C. Et nous avons fait un ultime entraînement sous le glacier de l’Etendard à Saint-Sorlin-d’Arves dans les Sybelles dans une eau entre 2°C et 3°C. La température de l’eau au Groenland est de -1°C. Les personnes qui travaillent dans le domaine nous ont aidés, elles ont mis beaucoup de matériel à notre disposition, les télésièges, les dameuses. La météo était exécrable ce jour-là, il y avait un fort blizzard, de la pluie puis de la neige. C’était parfait car nous voulions être confrontés au froid ! J’ai eu très froid pendant les cinq premières minutes de plongée. J’ai ressenti une forte barre au front, comme un choc thermique. Je crois que ce sont mes sinus qui se sont rétractés. C’était assez douloureux. C’est dû à l’espace qu’il y avait entre ma cagoule et mon masque. J’ai eu peur que la même chose m’arrive au Groenland. Je me suis donc procurée une cagoule une peu plus grande. J’appréhendais un peu le moment où je me mettrais à l’eau. Finalement, ça s’est très bien passé.
Suite à l’entraînement dans les Sybelles, le médecin nous a confirmé que nous étions prêts pour affronter les eaux froides du Groenland.
Les entraînements nous ont permis d’acquérir une bonne aisance et travailler notre stabilité, de nous habituer à la plongée en eau froide et sous la glace et d’ajuster notre équipement en fonction des besoins de chacun. Nous avons par exemple rajouté des sangles de serrage pour réduire la quantité d’air qui circulait dans la combi au niveau des membres inférieurs.
Nous avons aussi lesté nos membres inférieurs qui ont naturellement tendance à remonter vers la surface.
Nous avons également mis dans nos combis au niveau des pieds des semelles chauffantes, qu’on utilise généralement pour les sports d’hiver. Nous avions les pieds chauds en sortant de l’eau ! Grâce aux entraînements, je me suis également rendue compte qu’il valait mieux que je tombe dans l’eau depuis le bateau la tête en avant plutôt qu’en arrière comme on le fait habituellement car cela me permet ensuite de me redresser plus facilement.
Qui étaient les autres membres de l’expédition ?
Nous étions douze au total.
Sébastien Royer et Vincent Dufour (Grand Nord Grand Large) étaient nos guides polaires.
Trois bénévoles nous ont accompagnés, Albino Ramahlo et Jean-Luc Siméon qui nous aidaient pour les tâches du quotidien – le portage du matériel, la cuisine, l’enfilement des combinaisons, etc – et Jean-Claude Sulpice, le médecin. Ils ont fait un boulot énorme. Leur aide a été remarquable. Sans eux, l’expédition n’aurait pas pu avoir lieu. Je pense qu’ils sont rentrés en France plus fatigués que les plongeurs. On ne peut pas seulement retenir que quatre handisports ont plongé au Groenland. C’est véritablement un travail d’équipe.
Maryse, à l’origine de ce projet, nous a naturellement accompagnés au Groenland.
Deux caméramans, Patrick Marchand et Guillaume Allaire, ont fait aussi partie du groupe pour ramener des images à couper le souffle. Ils montent actuellement un film documentaire d’une trentaine de minutes sur l’expédition. Il sera diffusé à la télévision ou dans les festivals.
A chaque fois, j’ai plongé avec Sébastien, le chef plongeur de l’expédition, ainsi que les deux caméramans. Ils prenaient des images mais n’intervenaient pas dans le choix du lieu de plongée.
Qu’avez-vous ressenti en arrivant au Groenland ?
C’est la première fois que je voyais des icebergs, la banquise. Je les ai vus dès mon arrivée à l’aéroport de Kulusuk. J’avais l’impression d’être dans un reportage de Thalassa ! Je trouvais surréaliste, dingue d’être au milieu de ce décor. Nous étions seuls à contempler le paysage, aucun autre touriste à côté de nous ! C’est un moment absolument unique.
La luminosité est très particulière au Groenland. Il n’y pas de pollution. L’eau du fjord est bleue sombre et constraste avec le blanc pur des icebergs. La présence des glaciers nous donne l’impression d’être dans les Alpes entourés de montagnes de 4000 mètres. Or, c’est très troublant car il y a l’eau juste à côté !
Je savais que nous étions privilégiés d’être là et de voir ce que nous allions voir. Les plongées allaient être magiques. Dans un environnement qui n’est pas celui de l’homme. Physiquement, nous ne sommes pas faits pour plonger à ces températures.
Pourriez-vous nous raconter vos plongées ?
Durant notre expédition, nous avons fait chacun une plongée depuis le bord et deux plongées depuis le bateau. Elles se sont très bien passées.
La météo était top, un beau soleil et une température de 6°C environ. Nous avons eu de la chance. Il y a eu du mauvais temps le dernier jour quand nous avons quitté le Groenland. Nous avons pris conscience que les plongées n’auraient pas été aussi sympa dans de telles conditions. Loin de là !
Je me suis sentie très bien dans l’eau. Je n’ai pas eu froid. Nous n’avons jamais été focalisés sur le froid, la température. Je crois que le corps s’habitue. Nous avions prévu des duvets et des chaufferettes pour la sortie de l’eau mais ils n’ont pas été utiles. Nous pensions initialement que nous pourrions rester seulement 15 minutes dans l’eau. En réalité, nous avons pu faire des plongées d’une durée de 20 à 30 minutes.
A 5 ou 10 mètres de profondeur, l’eau douce des icebergs se mélange à l’eau salée ce qui provoque comme des mirages. Le plongeur qui est à 50 centimètres ou 1 mètre à côté de nous apparaît flou. Il faut descendre plus bas pour retrouver une vue nette. Quand on regarde vers le bas, c’est le noir abyssal. Il y a une profondeur de 1100 mètres. Les icebergs sont des falaises de glace blanches, bleutées, claires, sculpturales, irrégulières avec des pentes abruptes, des trous. De loin, on pourrait croire que ce sont des falaises de roches à la taille infinie. C’est magnifique. Quand on approche, on voit les détails, les fissures. Lors d’une plongée, je me suis accrochée à un piton de glace, un morceau de glace s’est détaché, il m’a échappé des mains, et au lieu de tomber vers le fond comme je l’aurais l’imaginer du fait de la comparaison avec une roche, il est remonté à la surface, c’était très étonnant.
Un iceberg s’est retourné pendant votre dernière plongée. Pouvez-vous nous raconter comment vous avez vécu ce moment ?
C’est un moment qui a fait paniquer les personnes qui nous attendaient sur le bateau car elles ne savaient pas où nous étions.
Je profitais un maximum de ma plongée car je savais que c’était la dernière. Sébastien m’a fait signe d’aller dans une direction pour remonter tranquillement. J’entends alors un bruit sourd, une détonation. J’ai eu le reflexe de regarder au-dessus mais pas en dessous. J’ai fait beaucoup d’escalade par le passé, je suis habituée à ce que le danger vienne plutôt du dessus. J’entends alors un deuxième bruit sourd. Sébastien me regarde, je vois dans ses yeux que quelque chose de potentiellement grave est en train de se passer, il cherche du regard vers le bas pour essayer de voir d’où vient le bruit, et il m’empoigne fermement par le gilet stabilisateur. J’ai entendu ensuite d’autres détonations, quatre, cinq, plus éloignées. Nous sommes remontés tranquillement.
Nous avons eu de la chance. C’est un iceberg mitoyen, à 80 mètres du site où nous plongions, qui s’est renversé. Un bloc gros comme un immeuble de trois étages. Si un plongeur se trouve à côté d’un iceberg qui se renverse, deux scénarios tout aussi catastrophiques l’un que l’autre peuvent se produire, soit la masse de glace tombe sur le plongeur et l’écrase dans les fonds abyssaux, soit l’iceberg tombe de l’autre côté et le plongeur peut être pris dans le vortex d’eau tourbillonante, arrachant ainsi ses masque et bouteille et l’entraînant trop rapidement vers le fond du fjord.
En règle générale, il faut choisir de plonger près d’icebergs stables, pas trop échancrés. Après l’incident, nous avons regardé à nouveau la photo de l’iceberg avant son renversement, il était plat ! Comme quoi, nous avons vraiment eu de la chance car nous aurions pu plonger le long de cet iceberg, rien ne laissait penser qu’il allait se renverser.
Avez-vous été en contact avec les communautés Inuit ?
On m’avait dit que nous n’aurions pas trop de contacts avec les Inuits car ils se désintéressent des touristes ou des aventuriers. Pendant les six jours où nous sommes restés au Groenland, nous avons vécu dans la maison communale du village de Tinitéquilaaq, une maison où les habitants du village viennent prendre leur café, consulter Internet, prendre une douche. Ils ne nous ont pas beaucoup parlé mais à force de toujours dire bonjour et de jouer avec les enfants une interaction s’est créée. Un des membres de notre équipe, Jean-Luc, a joué deux fois au jeu traditionnel local, un mélange de balle au prisonnier et de baseball, avec les membres du village. Nous l’encouragions depuis le balcon en échangeant des rires avec les autres spectateurs. C’étaient des très bons moments. Le dernier jour, nous avons partagé quelques produits locaux que nous avions ramenés de France. Nous avons essayé de faire comprendre aux Inuits – qui ne parlaient pas anglais – que nous souhaitions organiser un goûter auquel ils étaient tous conviés. Tout le village est venu. Cela a été une vraie réussite qui reste un temps fort de cette expédition.
Quel est le bilan que vous faites de l’expédition ?
Au-delà du défi sportif, c’était un défi humain. Il y a eu une très bonne cohésion d’équipe. Nous avions un objectif commun, nous y sommes parvenus grâce au groupe. Nous n’avions pas pour but de réaliser un exploit pour nous mettre en avant individuellement et dire que, même en étant handicapés, nous y sommes arrivés. Nous voulions relever ce défi pour pouvoir démontrer qu’avec un groupe uni dans lequel tout le monde s’entraide, rien n’est impossible.
Je suis actuellement en troisième année de doctorat sur les changements climatiques en montagne. Cette expédition me permet de démontrer aussi, qu’avec une équipe motivée, qui a la volonté de partager, on peut arriver à se déplacer sur des terrains de premier abord inadaptés et inadaptables au handicap. C’est le cas du milieu montagnard. Si je devais absolument installer des sondes sur le terrain moi-même, cela serait possible avec un minimum de logistique bien sûr.
Notre seul regret ? Ne pas avoir vu d’animaux… Les phoques étaient malheureusement dans le fjord d’à côté. Il y avait encore trop de pack dérivant pour que les baleines s’approchent de la côte. Nous n’avons vu que des chiens de traîneaux, attachés tout au long de la journée, nourris tous les trois jours et hurlants à la mort. Jean-Luc notre chef cuistot de la bande regrette aussi de ne pas avoir goûté du phoque, le plat typique local, mais ce regret n’est pas partagé par tous !
Quels sont vos projets ?
Quand nous sommes rentrés du Groenland, nous nous sommes demandés ce que nous allions faire après !
Nous avons beaucoup de projets avec le club. Certains se préparent actuellement pour les Jeux Olympiques de Rio.
Nous avions également évoqué un road trip en handbike en Islande mais pour l’instant ça reste dans un coin de la tête.
Cela fait cinq ans que je suis dans ce club. J’aime ce club car il prépare à la compétition, aux Jeux Olympiques, aux mondiaux mais pas que. Et il y a un très bon esprit, une très bonne entente entre les membres. Ce n’est pas parce qu’un athlète a été bien classé aux JO qu’il ne va pas aider les nouveaux qui apprennent la discipline ou qui en font seulement en loisir. C’est important de garder la notion de plaisir et de loisir même dans un club de très haut niveau.
Je me suis mis au handbike cette année pour accompagner Didier, Rudi et Bernard. J’étais seulement licenciée en athlétisme auparavant. Je m’entraine en général quatre fois par semaine, à raison d’une demi-heure à une heure à chaque fois. J’alterne athlétisme, natation et handbike en fonction de l’envie. Depuis le début de cette année scolaire, je m’entraîne moins, plutôt une ou deux fois par semaine, à cause de mon doctorat qui me prend beaucoup de temps. Le sport est avant tout un loisir pour moi, contrairement à Didier par exemple, qui s’entraîne de façon assidue pour les JO. J’espère tout de même pouvoir participer en mai prochain à la 19ème édition du Raid Grenoble INP organisé par six écoles d’ingénieurs de Grenoble et Valence. Le Prologue, une épreuve qualificative de 35 kilomètres en forêt, aura lieu en mars.
Entretien réalisé par Runners to the Pole en décembre 2013.