Il fait partie de ces hommes qui se lancent des défis hors du commun. Sébastien Lapierre est un jeune canadien qui a décidé il y a quelques années que l’aventure polaire ferait partie de sa vie.
Après quelques expéditions en autonomie totale, dans les Rocheuses, les Monts-Valins, les Chics-Chocs, les Laurentides, au Nord-Est des Etats-Unis, il se lance dans l’aventure polaire en 2010 au Groenland et l’été dernier sur l’océan glacial Arctique.
Sébastien vient en effet de tenter, avec son compatriote Olivier Giasson, de traverser le mythique Passage du Nord-Ouest en kayak de mer en une seule saison. Parti le 15 juillet 2013 de Tuktoyaktuk, le tandem voulait rallier Igloolik, 3 500 kilomètres plus loin, en moins de 80 jours. Cela aurait été une première.
Depuis quelques années, la fonte de la banquise Arctique libère le Passage du Nord-Ouest pour une période assez longue permettant d’envisager une telle traversée. Mais, cet été, le Passage du Nord-Ouest est resté imprenable. « Seuls le temps et la glace sont maîtres » disent les Inuits.
Les deux aventuriers ont toutefois pu atteindre Gjoa Haven début septembre, après avoir effectué deux tiers du parcours prévu. Un exploit étant donné les conditions de glace. Le petit village Arctique devait être l’avant-dernier ravitaillement avant Igloolik.
Nous avons rencontré Sébastien à son retour.
Entretien avec un aventurier battant et optimiste, entretien avec un amoureux des pôles, sensible à la protection de l’environnement, entretien avec un homme qui va au bout de ses rêves, entretien avec Sébastien Lapierre.
Pourriez-vous nous raconter votre parcours et les différentes étapes qui vous ont amené en 2013 à tenter la traversée du Passage du Nord-Ouest ?
J’aime les défis, l’aventure, le froid, les glaces et les grands espaces. Je crois que j’ai constamment eu besoin d’une dose d’adrénaline dans ma vie !
J’ai toujours été en contact avec la nature et les grands espaces au Canada. Dès mon plus jeune âge, je passais mes journées à arpenter les forêts environnantes, et surtout lorsqu’il y avait des tempêtes.
Adulte, j’ai rejoint les rangs de l’armée où j’ai appris les techniques de survie en forêt, l’orientation, la topographie, et ainsi confirmé mon goût évident pour la nature, le camping hivernal et l’exploration. J’ai monté des expéditions en totale autonomie dans des espaces soumis aux conditions climatiques rigoureuses, près du Québec, au Nord-Est des Etats-Unis, etc.
J’ai ensuite eu envie de relever des défis plus engagés encore car j’aime me dépasser, repousser plus loin mes limites. Mon premier gros défi : la traversée en ski du Groenland en 2010 avec Olivier Giasson. Une expédition qui ne s’est pas passée tout à fait comme prévu en raison de problèmes logistiques qui nous ont contraint à modifier notre itinéraire lequel consistait initialement à rallier Isortoq, petit village de la côte Est, à Kangerlussuaq, un village de la côte Ouest. En rentrant du Groenland, nous avions déjà envie de repartir. Nous avons décidé de pousser un peu plus loin. Le Passage du Nord-Ouest était d’actualité. Nous avons décidé de le traverser en kayak, ce qui aurait été une première.
Quels sont les bons moments que vous retiendrez de votre expédition ?
Les paysages uniques au monde, les couchers et les levers de soleil exceptionnels, le soleil de minuit, la visibilité incroyable propre à cette région. C’était spectaculaire, grandiose.
Nous avons particulièrement apprécié les troisième et quatrième semaines de l’expé. Les conditions étaient très bonnes, la mer était calme.
Et les moments plus difficiles ?
C’est pendant les tempêtes que notre moral était au plus bas. Les conditions météo peuvent changer très rapidement en Arctique, et il nous est malheureusement arrivé à plusieurs reprises de ne pas avoir le temps de rejoindre la terre ferme avant une tempête. Les vagues de plusieurs mètres nous empêchaient alors de progresser. Des épisodes durant lesquels nous avons eu très peur. Secoués, soulevés, tapés sans relâche.
L’été 2013 a été exceptionnellement froid. La température a chuté fortement durant les dernières semaines de notre expédition. L’enchainement des journées de 10 heures de kayak par -10°C s’est avéré particulièrement difficile.
S’aventurer sur le Passage du Nord-Ouest cette année n’a pas été facile. Au début de l’été, les glaces ont mis plus de temps à fondre que les années passées. Le retour des glaces s’est fait très rapidement aussi. Sur une partie de notre itinéraire, l’eau n’a jamais dégelé. Nous avons dû naviguer entre de gros blocs de glace instables. C’était une course contre la montre pour rejoindre Gjoa Haven ! Les conditions de glace ont parfois impacté notre moral et notre énergie et nous ont souvent stressés.
Nous avions aussi sous-estimé les difficultés liées au vent. Il est omniprésent. Souvent des vents contraires, des vents difficilement prévisibles, qui ont gêné considérablement notre progression.
Ceci étant, malgré les difficultés, nous n’avons jamais eu envie d’abandonner. Nous voulions constamment avancer, arriver au bout de l’aventure.
Vous avez été confrontés au retour des glaces plus rapidement que prévu. Y a-t-il eu d’autres imprévus durant votre expédition ?
Oui, lors de la première étape. Nous avons décidé de modifier notre itinéraire à cause d’une tempête Arctique. Pour cela, nous avons débarqué et tiré le kayak pour rejoindre une autre rive. La carte indique qu’il n’y pas de relief à l’endroit où nous avons débarqué. Nous nous sommes alors rendus compte que les cartes et les GPS comportent beaucoup d’erreurs. Nous nous sommes en effet retrouvés face à des falaises que nous avons dû descendre en rappel !
Les cartes de l’Arctique sont loin d’être précises. Les hauts fonds par exemple ne sont pas indiqués. Les petites îles non plus. Nous avons souvent dû improviser pour nous adapter aux réalités du terrain.
Etes-vous déçus de ne pas avoir pu atteindre Igloolik comme vous l’aviez prévu ?
Nous ne sommes pas déçus car le bilan de l’expé est dans l’ensemble positif. Nous sommes plutôt contents au contraire.
D’une part, il y a eu plus de glace sur le Passage du Nord-Ouest cette année que les autres années, rendant le défi à relever plus difficile, donc plus intéressant !
D’autre part, nous n’avons pas pu rejoindre Igloolik parce que les glaces se sont formées plus rapidement que prévu et non pas parce que nous avons été trop lents. Au contraire, notre progression était plutôt bonne. Nous avions deux jours d’avance par rapport à notre programme. Notre kayak a été performant et nous avons bien avancé, 45 kilomètres par jour environ et 80 kilomètres pour notre plus grosse journée. Les conditions extérieures ne nous ont pas été favorables, cela fait partie de l’aventure. Je suis convaincu que si tout se passe comme prévu, ce n’est plus l’aventure.
Quels contacts avez-vous eus avec les populations locales ?
Nous avons fait escale dans des villages Inuit – Paulatuk, Kugluktuk, Cambridge Bay, Gjoa Haven et Taloyoak – pour notre ravitaillement en nourriture et fuel.
Les Inuits que nous avons rencontrés dans ces villages étaient très généreux et très curieux. Ils nous ont bien accueillis, nous offraient du café, du cake, des soupes. Nous avons également partagé quelques repas avec des marins et des pêcheurs. Nous avons notamment échangé avec eux sur le changement climatique et ses conséquences au quotidien, notamment sur la chasse et la pêche. La faune n’est pas plus rare comme on pourrait le penser, mais son comportement change. Des ours s’aventurent de plus en plus dans les villages par exemple.
Comment vous êtes-vous préparés à cette expédition ?
Nous avons préparé l’expédition pendant trois ans.
Nous avons consacré beaucoup de temps à la recherche de sponsors. Je crois que cela a été assez compliqué car les entreprises au Canada ne sont pas habituées aux demandes de sponsoring comme peuvent l’être les entreprises en Europe.
Nous avons également consacré beaucoup de temps à la planification des bivouacs. Nous devions trouver des bivouacs permettant un accès facile à l’eau douce et qui ne soient pas trop rocailleux. Nous avons bivouaqué la plupart du temps aux endroits où nous avions prévu de bivouaquer. A dix reprises environ, nous avons été obligés de trouver d’autres bivouacs, parfois parce que nous voulions nous arrêter de pagayer plus tôt ou au contraire continuer plus longtemps, d’autre fois parce que les rivières qui étaient sur la carte n’existaient plus.
La préparation physique n’a pas été compliquée dans la mesure où ma profession (pompier) m’oblige à faire du sport quotidiennement. Je pratique de nombreux sports, la plongée sous-marine, l’escalade, la randonnée, le ski de fond et la raquette. J’ai privilégié le renforcement musculaire, au détriment du cardio. Nous avons aussi beaucoup pagayé, nous nous sommes entraînés sur le Fleuve Saint-Laurent au Québec. Je pratiquais déjà le kayak auparavant mais je n’avais jamais fait de sorties aussi longues sur plusieurs jours d’affilée.
Comment avez-vous choisi les points de départ et d’arrivée de l’expédition ?
Nous avons choisi de débuter notre expédition à Tuktoyaktuk pour des raisons logistiques, car nous avions la possibilité d’expédier notre kayak dans ce village. Nous avons ensuite choisi le point d’arrivée en fonction de la distance réalisable durant l’été, des dates de fonte des glaces et de regel.
Les glaces ont barré le chemin d’autres expéditions, celle de Charles Hedrich, parti le 1er juillet pour tracer à la rame une route inédite du détroit de Béring au détroit de Davis, contraint de renoncer à mi-parcours à Tuktoyaktuk, afin d’éviter que son rameur ne soit écrasé par les blocs, comme celle de Sébastien Roubinet et Vincent Berthet, partis le 6 juillet à bord de Babouchka pour traverser l’océan glacial Arctique de Point Barrow au Spitzberg en passant par le pôle Nord, forcés de déclencher leur balise de détresse à une centaine de mille du pôle Nord d’inaccessibilité. Aviez-vous des nouvelles pendant votre expédition des autres aventuriers qui se sont lancés à l’assaut de l’océan glacial Arctique ?
Oui. Nous avons croisé à deux reprises l’autre expé canadienne, celle de Denis Barnett, Frank Wolf, Paul Gleeson et Kevin Vallely. Leur objectif était de relier Tuktoyaktuk à Pont Inlet en rameur. La dernière fois que nous les avons croisés, c’était à Cambridge Bay. Ils nous ont annoncé qu’ils arrêtaient, à cause du vent surtout. Nous avons été moins gênés par le vent qu’eux car le kayak a moins de prise au vent.
Nous avons aussi appris l’abandon de Vincent Berthet et Sébastien Roubinet par média interposé. J’ai reçu également des textos grâce à la balise de communication par satellite InReach. J’ai rencontré Vincent au Québec il y a quelques mois. Nous avons échangé au sujet de son expédition en kayak avec Alban Michon. C’est là que j’ai appris qu’il préparait une expédition à bord de Babouchka.
Quels sont vos projets ?
Nous allons essayer de monter un film documentaire que nous souhaiterions diffuser dans les festivals de films d’aventure. Nous avons filmé quelques épisodes de notre aventure, notamment avec une petite caméra type Gopro. Des vidéos ont été postées pendant l’expé sur notre page Facebook et sur notre blog. Nous avons envoyé des carte-mémoires par la poste à notre QG lors de nos arrêts aux villages de ravitaillement.
J’envisage également de publier mon journal de bord, éventuellement en le fusionnant avec celui du Groenland.
S’agissant de notre prochaine expédition, les deux pôles nous intéressent! Ceci étant, je ne pense pas vraiment à l’Antarctique pour le moment à cause de l’obstacle financier. Quant au pôle Nord, j’aimerais monter un projet un peu comme celui de Sébastien Roubinet et Vincent Berthet. Pour une expédition à ski-pulka, il faut se dépêcher car les expés en Arctique deviennent de plus en plus difficiles ! Du fait de la fonte des glaces, on peut se retrouver devant des bras de mer qu’il ne reste plus qu’à traverser à la nage !
J’ai aussi des projets moins polaires comme la traversée du Canada en vélo par exemple.
Entretien réalisé par Runners to the Pole en octobre 2013.