Rencontre avec Philippe Croizon

Philippe Croizon fait partie de ces hommes dont le courage force l’admiration. Le 18 septembre 2010, après deux années d’entraînement intensif, il traverse la Manche à la nage en 13 heures et 26 minutes. Quelques mois après sa traversée de la Manche, il décide, avec son ami, Arnaud Chassery, alpiniste et nageur aguerri, de se lancer un nouveau défi : relier les cinq continents à la nage en traversant quatre détroits, dont le détroit de Béring entre l’Alaska et la Sibérie dans une eau glacée avec des creux de plusieurs mètres. Ils réussissent leur exploit le 18 août 2012, au prix d’une force de caractère exceptionnelle.

Un challenge physique et mental extraordinaire, d’autant plus que Philippe Croizon a été amputé des quatre membres en 1994 suite à un grave accident.

C’est avec enthousiasme, générosité et beaucoup d’humilité qu’il nous fait part de sa soif d’aventure et de dépassement de soi, de son envie de repousser les frontières et d’aller à la rencontre des autres.

Portrait d’un homme à la volonté farouche, à la ténacité hors du commun et au mental d’acier. Portrait de Philippe Croizon.

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Lorsque vous avez préparé la traversée de la Manche pendant deux années, à raison de 35 heures de natation par semaine et 280 kilomètres par mois, avez-vous eu des moments de doute ?

Oui, le doute m’a souvent assailli et j’ai parfois craqué. Ceci étant, le doute est naturel, il fait partie intégrante de l’aventure. Parfois, j’ai eu envie d’arrêter car j’avais l’impression de ne plus progresser, je trouvais que l’entraînement était monotone, mon corps en avait marre et voulait lâcher prise, le cerveau me disait “qu’est-ce que c’est ? j’arrête tout”. Ce type d’entraînements intensifs et exigeants nous apprend inexorablement à devenir patient.

Malgré les doutes, je n’ai jamais renoncé et n’ai jamais cessé de m’entraîner. Je m’entraînais tous les jours. J’étais encadré par un entraîneur et un préparateur physique. Ils toléraient que je m’arrête une ou deux journées maximum quand j’étais moins bien, mais pas plus, pour éviter de perdre ce que j’avais appris.  Même si j’ai commencé le sport tard dans ma vie – à 40 ans – je sais aujourd’hui ce que représente la difficulté du travail et de l’entraînement.

Pendant ces deux années, j’ai également fait quatre mois de sophrologie. Au début, je n’y croyais pas trop. Puis, la sophrologie est devenue très importante pour moi. Elle m’a procuré un havre de paix qui m’a aidé à surmonter mes doutes.

A quoi pensez-vous lorsque vous êtes dans l’eau au milieu de la Manche ?

Je pense aux personnes qui me font confiance. Je me dis que je ne peux pas les décevoir et que je dois réaliser les objectifs que je me suis fixés.  Je pense à eux quand j’ai froid, que je commence à me sentir très mal physiquement et que mon corps me dit “stop”. Je pense aussi souvent à mes enfants. Mais je suis quelqu’un de très émotif. Quand je pense à eux, j’ai du mal à gérer mes émotions.

Malgré les doutes, je n’ai jamais renoncé et n’ai jamais cessé de m’entraîner.

Qu’est ce qui est le plus difficile : l’entraînement pendant des mois ou le jour de la réalisation du défi ?

L’entraînement.  Mes coachs m’ont toujours dit qu’il fallait considérer que la réalisation du défi est un entraînement supplémentaire.  Un mois avant la traversée de la Manche, j’avais déjà nagé pendant 12 heures en continu pour faire l’aller-retour de Noirmoutiers à Pornic.  J’ai ensuite attendu d’être au summum de ma forme pour programmer la traversée de la Manche.

Avez-vous dans votre entourage des proches qui réalisent des défis, des exploits sportifs du même ordre que ceux que vous avez réalisés ?

Non. J’ai rencontré de telles personnes lorsque je me suis lancé le défi de traverser la Manche. J’ai notamment contacté les sportifs qui avaient réussi à le faire. Je me suis entraîné avec eux.

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Pensez-vous que l’envie de se dépasser est innée ou provient nécessairement d’événements extérieurs ?

Dans mon cas, je n’avais absolument pas envie d’aller au-delà de mes limites avant mon accident. C’est cet événement extérieur qui m’a donné envie de me dépasser.  J’ai vécu des mois et des mois d’hospitalisation, des dizaines d’heures d’opérations, des centaines de jours de rééducation. A partir de ce jour-là, j’ai été obligé de me dépasser.  Je franchis les mêmes paliers en sport aujourd’hui que ceux que j’ai dû franchir pendant les quatre années qui ont suivi mon accident et pendant lesquelles j’ai dû réapprendre tous les gestes du quotidien : le désespoir, l’envie, le doute, la douleur, le mur, l’étincelle, la victoire.

On dit souvent des sportifs de l’extrême qu’ils sont “fous furieux” de se lancer dans de telles aventures.  Qu’en pensez-vous ?

Heureusement qu’il y a des “fous furieux” alors, car sans eux, nous n’aurions pas découvert l’Amérique, nous n’aurions jamais posé un pied sur la Lune, etc, les exemples sont nombreux.  L’Homme ne peut avancer et aller de l’avant qu’en dépassant ses propres limites.  Et l’Histoire montre que c’est ce qu’il a toujours fait.

Lorsque vous avez rallié les cinq continents, vous avez notamment traversé le détroit de Béring entre la Sibérie Orientale et l’Alaska. Comment vous êtes-vous préparés pour cette traversée ?

Pendant les semaines qui ont précédé, je me suis entraîné dans des lacs en altitude à Font Romeu et aux Angles. Puis, je prenais toujours des douches froides. Et, j’ai passé une semaine à Toulon avec des plongeurs démineurs de la Marine.

En ce qui concerne l’équipement, des ingénieurs ont conçu spécialement pour notre traversée du détroit de Béring une combinaison étanche de 8 millimètres. Je l’ai reçu tardivement et n’ai pas pu la tester correctement.  Elle n’allait pas. Elle était très serrée et les fermetures éclairs me gênaient considérablement. Nous l’avons coupée, mais cela n’a pas amélioré mon confort. J’ai donc dû remplacer, à la dernière minute, la combinaison de 8 millimètres par deux combinaisons de triathlon que nous avons scotchées l’une sur l’autre.

La traversée a été extrêmement difficile. Le médecin à bord du bateau m’a conseillé d’arrêter alors qu’il ne restait plus que 500 mètres. Je me suis dit que je ne pouvais pas arrêter 500 mètres avant l’arrivée. J’ai décidé de continuer. Je n’ai plus aucun souvenir de ces 500 derniers mètres. Mon cerveau n’était plus là, il était branché sur “off”.

Pratiquez-vous d’autres sports que la natation ? Envisagez-vous de vous lancer des défis dans d’autres disciplines sportives ?

Je pratique la plongée sous-marine.  Le 10 janvier dernier, j’ai plongé à 33 mètres dans la piscine la plus profonde au monde près de Bruxelles.  Je suis bien dans l’eau. Je ne me vois pas pratiquer un autre sport que la natation et la plongée.

Quels sont vos projets ?

J’envisage de monter ma propre émission. Je travaille actuellement sur ce projet avec deux boîtes de production. Mon émission aurait pour thème : la rencontre avec les peuples.

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Etes-vous intéressé par les régions polaires ?

Oui. D’ailleurs, mon ami, Arnaud, part bientôt en Arctique afin de passer quelques semaines sur Vagabond, le voilier de France Pinczon du Sel et Eric Brossier*. Je pourrais éventuellement envisager un projet d’émission ou de film sur ce thème.

Philippe Croizon est auteur de deux ouvrages, J’ai décidé de vivre, et J’ai traversé la Manche à la nage, édités par Jean-Claude Gawsewitch.  Il est lauréat du Prix « Sport Scriptum » 2012 pour son ouvrage J’ai traversé la Manche à la nage.  Deux films ont été réalisés sur ses défis, Nager au-delà des frontières et Philippe Croizon, la vie à bras le corps.

* Vagabond est un voilier d’expédition conçu pour naviguer dans les glaces. Il est un camp de base itinérant pour sportifs, aventuriers et scientifiques. Pour plus d’informations sur ce voilier, nous vous invitons à consulter le site internet de France et Eric : http://vagabond.fr/.

Entretien réalisé par Runners to the Pole en février 2013.